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Monday, March 19, 2007

Le monde hallucinant

Un roman hallucinant où l’écriture est une véritable aventure, telle est la première impression qui se dégage à la lecture de ce roman à succès de l’écrivain cubain Reynaldo Arenas. Il s’agit d’une œuvre on ne peut plus ouverte, un récit d’aventures où le rêve, l’imagination, atteignent des proportions insoupçonnées. Arenas s’est permis toutes les audaces à travers une narration qui ne cesse de rebondir et de surprendre le lecteur.

Au fil des pages on est frappé par la grande variété des situations, des descriptions et des métamorphoses que subissent les personnages. Des célébrités de l’histoire et de la littérature apparaissent sous un angle jusqu’ici inconnu. L’auteur se joue de tout. En véritable créateur, il refaçonne le monde et nous laisse voir les hommes à travers un prisme déformant et il ne se lasse jamais à ce petit jeu d’une rare fantaisie. Arenas semble s’inscrire dans la lignée de ces écritures romanesques qui avancent par rebondissements et qui nous introduisent dans le monde du culte des mystères.

En 1915, Kafka fait paraitre la Métamorphose. Un récit qui analyse le résultat de la métamorphose de Grégor en insecte : dégradation lente du héros, peu à peu marginalisé par sa famille et entrainé dans la mort. C’est la frontière entre une apparence animale et une psychologie humaine qui constitue chez Kafka le ressort du texte. Reynaldo Arenas mourant, le visage défiguré par le Sida, loin de son Cuba natal et pris au piège de l’exil dans son appartement de Manhattan a lui aussi avant de mettre fin à ses jours connu sa « métamorphose ».

Le personnage de son roman, Fray Servando, religieux dominicain, vit dans sa chair l’histoire tumultueuse de son pays, le Mexique. Il s’est enfui de sa terre natale pour avoir contredit le message officiel de l’église sur l’apparition de la vierge de Guadalupe. Et de là commencent les aventures de notre héros et sa découverte de la véritable nature humaine. Certains écrivains ont leur destin qui ressemble à leurs personnages. Arenas lui aussi a été sévèrment puni pour avoir contredit les dogmes d’une autre « église » et de s’être dérobé à certaines « messes idéologiques ».

Des trahisons (qui se cachent sous les intentions les plus généreuses) à l’hypocrisie des clercs et à la luxure qui règne dans les milieux les plus respectables des hautes sociétés européennes, tout y passe dans cette oeuvre-testament et nous porte à toucher le fond de la condition humaine.

Le talent d’Arenas réside dans sa manière de mettre son imagination au service d’une vérité toute philosophique : l’absurdité du monde. D’où le caractère « fantastiquement réaliste » de son roman. Après tout le réel n’est-il pas aussi le sensible, l’exposé de l’inconscient, et le roman un genre qui fait rigoureusement ce qu’il veut...un « super genre » qui présente un monde remodelé par le regard du créateur.

Fray Servando Teresa de Mier, le personnage central du roman a tout vu, tout connu, lui qui est passé par les geôles les plus infectes de la planète, est indestructible. Il doit survivre pour nous faire de l’anti-histoire. Il a rencontré Simon Bolivar et nous livre une version tout à fait imaginaire de la vie du libertador ; il s’est trouvé dans la chambre de Mme de Staël et a dû, en bon moine, refuser ses avances. Il a en outre visité les « trois pays de l’amour » où, malgré lui, il est tombé dans un lac de liquide séminal.

Le monde hallucinant est une œuvre picaresque qui ose : le projet d’écriture est clair, il s’agit d’aller très loin grâce à la littérature, jusque dans les profondeurs insondables de l’âme humaine. Littérature psychanalytique s’il en est, mais aussi et surtout conte philosophique qui réunit des préoccupations, des inquiétudes qui ont traversé la littérature de Voltaire à Camus.

Mais avant tout, ce qui frappe dans cette œuvre aux mille facettes, c’est la grande liberté de l’écriture, l’évolution en spirale de sa composition qui bouleverse toute chronologie. L’auteur intervient dans le récit pour rappeler au lecteur que tout ceci n’est que le produit de l’imagination ; pourtant, au prochain chapitre, la narration continue de plus belle dans une avalanche de mots et de situations rocambolesques dont Arenas semble avoir le secret. Une fiction qui « nous donne à vivre et nous sauve du chaos » et qui brise dit Kafka « la mer gelée en nous ». Son génie c’est celui de la nature, des sens, de la volupté... selon le mot de Jean d’Omesson à propos de Colette, celui du génie de la terre et de ses seules nourritures.

Le monde hallucinant, une écriture hallucinante, une expérience de grande liberté littéraire qui continue de faire honneur à la littérature surréaliste caribéenne. (Paris, Ed. du Sueil, 1969.285p.)

ROODY EDME

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